"Tout le monde pense que j'ai raconté souvent ma vie alors que je viens juste de commencer. J'aimerais qu'on lise ce livre comme si c'était mon premier."
Frédéric Beigbeder
Je n'ai pas eu besoin de faire comme si, puisque c'est mon premier ! heureusement peut-être ... Le personnage du livre me plait, je vais essayer de garder en mémoire mes impressions ! Tans pis j'ai aimé son livre ... Frédéric Beigbeder
Un autre extrait :
"Et si Freud s’était trompé ? Et si l’important n’était pas le père et la mère,
mais le frère ? Il me semble que tous mes actes, depuis toujours, sont dictés par mon aîné. Je n’ai fait que l’imiter, puis m’opposer à lui, me situer par rapport à mon grand frère, me construire en le regardant. Un an et demi d’écart, ce n’était pas assez : nous étions des faux jumeaux. Le problème, c’est que Charles est imbattable, il est l’homme parfait. Il ne m’a donc laissé qu’une option : être un homme imparfait.
Qu’est-ce que c’est un petit frère : un ami ? Un ennemi ? Un ersatz de fils ?
Un plagiaire ? Un esclave ? Un rival ? Un intrus ? Soi en plus jeune ? C’est ton propre sang qui t’énerve et toi que tu reconnais en un autre. Un nouveau Toi. Jean-Bertrand Pontalis a écrit un texte limpide sur la fratrie intitulé « Frère du précédent ». Telle est sans doute la meilleure définition de mon identité : j’étais le frère du précédent. Inconsciemment, il est probable que j’ai tout mis en œuvre pour que partout, désormais, quand mon aîné se présente à quelqu’un, on lui demande s’il est de ma famille. Au commencement, il y avait Charles aux yeux tellement plus bleus, Charles aux dents impeccablement blanches. J’étais le puîné leucémique, le gringalet chétif, le cadet famélique au profil de croissant de lune, au visage concave.
Il n’est pas plus facile d’être l’aîné, censé donner l’exemple. L’essuyeur de plâtres, le Roi déchu, le brouillon du deuxième, un père de substitution ? Comme Caïn avec Abel, mon frère aîné a passé son enfance à essayer de me tuer. Une fois il a bien failli réussir, lorsqu’il me poursuivait, armé d’un tournevis, à Pau, dans la salle de jeux au sous-sol de la Villa Navarre. C’est ma cousine Géraldine qui m’a sauvé la vie en s’interposant. Un autre jour, il me jeta des boules de pétanque à la figure. Je dansais pour esquiver les projectiles d’acier chromé. Mon cousin Edouard, plus jeune de quelques années, fut très impressionné par nos déchaînements de violence. Édouard Beigbeder travaille aujourd’hui dans l’action humanitaire pour l’UNICEF, il s’est rendu au Rwanda, en Bosnie, en Ossétie, au Sri-Lanka après le tsunami ; je pense qu’il a vu davantage d’horreurs que la plupart des gens que je connais. Pourtant il se souvient encore de mes cris de terreur quand Charles me poursuivait. Mon aîné a également tenté de me noyer en maintenant ma tête sous l’eau dans toutes les piscines et toutes les mers, c’est grâce à lui si je suis devenu un champion d’apnée – aujourd’hui encore je peux retenir ma respiration pendant deux minutes sous l’eau sans difficulté. Une autre méthode consistait à m’étouffer sous son oreiller, les épaules immobilisées par ses genoux. Je ne lui en ai jamais voulu puisque c’était toujours moi qui le provoquais en détruisant tout ce qu’il construisait, qu’il s’agisse d’une maison en Lego, d’un château de sable ou d’une maquette d’avion. Mon père avait aussi un frère aîné autoritaire,
cassant, humiliant (Gérald Beigbeder) ; il l’a cordialement détesté toute sa vie. La haine de l’aîné pour le suivant est naturelle (le nouveau lui vole sa part du gâteau), mais elle n’est pas obligatoirement réciproque. Très tôt j’ai adopté une posture narquoise à la Gandhi. À l’autorité du grand frère, j’opposais un pied-de-nez permanent. La seule différence avec le Mahatma était que j’attaquais souvent par surprise, notamment en frappant sur les cuisses de Charles avec mes genoux pointus, en criant « béquille », méthode peu pacifique qu’à ma connaissance le fondateur de l’Inde moderne n’a jamais utilisée. Les béquilles formaient ensuite des hématomes verts et jaunes sur les hanches de mon frère. Les tentatives de meurtre fraternelles peuvent donc être considérées comme de la légitime défense. Somme toute, nous étions deux frangins normaux, avec nos ecchymoses en guise de médailles.
Asticoter mon frère aîné fut ma manière de briser la fatalité familiale. Charles et moi ne voulions pas imiter la génération précédente : mon père était brouillé avec son frère, ils étaient même en procès à cause de la succession et en désaccord complet sur la gestion des Établissements de Cure du Béarn. Mes moqueries continues étaient ma façon tordue de dire « Charles, je t’aime », ça y est, c’est dit, je ne le répèterai jamais, une fois par vie suffit. Pontalis dit qu’entre deux frères peut exister de l’amour, de la haine ou de l’amitié, et parfois un mélange des trois : une passion destructrice. Sur une échelle du sentiment fraternel qui irait de l’inceste homosexuel au crime fratricide, je nous situerais au beau milieu, oscillant entre la fascination réciproque et l’indifférence feinte. J’ai très vite perdu la bagarre et compris que c’était plié : il aurait une vie structurée et moi chaotique. Mais nous étions unis dans l’adversité : dès qu’un intrus attaquait l’un des deux, l’autre était prêt à se faire tuer pour le défendre.
Charles était autoritaire mais protecteur. Et notre humour méchant, cruel, taquin, nous reliait, nos vannes incessantes, et je ne pouvais m’empêcher de rire quand il me traitait de « laquais » et m’ordonnait d’apporter « les mets » à table… Ou au restaurant, quand il interrogeait le maître d’hôtel : « votre camembert est-il bien fait ? », celui-ci répondant : « oui, je crois », Charles ordonnait : « Vous croyez ? Veuillez vérifier. » Ah, ce « veuillez » ! J’en rirai aux larmes jusqu’à ma mort.
J’ai grandi sous le joug de ce dictateur splendide, mais, Dieu merci, son totalitarisme était tempéré par l’autodérision. Il est né le même jour qu’Adolf Hitler, combien de fois le lui ai-je rappelé ! C’était, selon moi, la preuve que l’astrologie est une science exacte. Ma mère devait constamment s’interposer. Quand Chloë se plaint d’être fille unique, je lui dis : « Tu ne connais pas ta chance! » C’est ainsi dans toutes les familles, je n’en veux pas à mon frère. J’étais le suivant, il lui fallait me vaincre, écraser l’usurpateur, l’enfant surnuméraire, pour demeurer le grand Charles, et moi je devais lui résister pour faire accepter au monde ma singularité, mon indépendance, et devenir Frédéric. C’est ainsi que Charles a donné de la force à son petit frère.
Comment voulez-vous tuer le père quand il n’y en a pas à la maison ?
Restait le frère. Chacun s’y employa à sa façon."
mais le frère ? Il me semble que tous mes actes, depuis toujours, sont dictés par mon aîné. Je n’ai fait que l’imiter, puis m’opposer à lui, me situer par rapport à mon grand frère, me construire en le regardant. Un an et demi d’écart, ce n’était pas assez : nous étions des faux jumeaux. Le problème, c’est que Charles est imbattable, il est l’homme parfait. Il ne m’a donc laissé qu’une option : être un homme imparfait.
Qu’est-ce que c’est un petit frère : un ami ? Un ennemi ? Un ersatz de fils ?
Un plagiaire ? Un esclave ? Un rival ? Un intrus ? Soi en plus jeune ? C’est ton propre sang qui t’énerve et toi que tu reconnais en un autre. Un nouveau Toi. Jean-Bertrand Pontalis a écrit un texte limpide sur la fratrie intitulé « Frère du précédent ». Telle est sans doute la meilleure définition de mon identité : j’étais le frère du précédent. Inconsciemment, il est probable que j’ai tout mis en œuvre pour que partout, désormais, quand mon aîné se présente à quelqu’un, on lui demande s’il est de ma famille. Au commencement, il y avait Charles aux yeux tellement plus bleus, Charles aux dents impeccablement blanches. J’étais le puîné leucémique, le gringalet chétif, le cadet famélique au profil de croissant de lune, au visage concave.
Il n’est pas plus facile d’être l’aîné, censé donner l’exemple. L’essuyeur de plâtres, le Roi déchu, le brouillon du deuxième, un père de substitution ? Comme Caïn avec Abel, mon frère aîné a passé son enfance à essayer de me tuer. Une fois il a bien failli réussir, lorsqu’il me poursuivait, armé d’un tournevis, à Pau, dans la salle de jeux au sous-sol de la Villa Navarre. C’est ma cousine Géraldine qui m’a sauvé la vie en s’interposant. Un autre jour, il me jeta des boules de pétanque à la figure. Je dansais pour esquiver les projectiles d’acier chromé. Mon cousin Edouard, plus jeune de quelques années, fut très impressionné par nos déchaînements de violence. Édouard Beigbeder travaille aujourd’hui dans l’action humanitaire pour l’UNICEF, il s’est rendu au Rwanda, en Bosnie, en Ossétie, au Sri-Lanka après le tsunami ; je pense qu’il a vu davantage d’horreurs que la plupart des gens que je connais. Pourtant il se souvient encore de mes cris de terreur quand Charles me poursuivait. Mon aîné a également tenté de me noyer en maintenant ma tête sous l’eau dans toutes les piscines et toutes les mers, c’est grâce à lui si je suis devenu un champion d’apnée – aujourd’hui encore je peux retenir ma respiration pendant deux minutes sous l’eau sans difficulté. Une autre méthode consistait à m’étouffer sous son oreiller, les épaules immobilisées par ses genoux. Je ne lui en ai jamais voulu puisque c’était toujours moi qui le provoquais en détruisant tout ce qu’il construisait, qu’il s’agisse d’une maison en Lego, d’un château de sable ou d’une maquette d’avion. Mon père avait aussi un frère aîné autoritaire,
cassant, humiliant (Gérald Beigbeder) ; il l’a cordialement détesté toute sa vie. La haine de l’aîné pour le suivant est naturelle (le nouveau lui vole sa part du gâteau), mais elle n’est pas obligatoirement réciproque. Très tôt j’ai adopté une posture narquoise à la Gandhi. À l’autorité du grand frère, j’opposais un pied-de-nez permanent. La seule différence avec le Mahatma était que j’attaquais souvent par surprise, notamment en frappant sur les cuisses de Charles avec mes genoux pointus, en criant « béquille », méthode peu pacifique qu’à ma connaissance le fondateur de l’Inde moderne n’a jamais utilisée. Les béquilles formaient ensuite des hématomes verts et jaunes sur les hanches de mon frère. Les tentatives de meurtre fraternelles peuvent donc être considérées comme de la légitime défense. Somme toute, nous étions deux frangins normaux, avec nos ecchymoses en guise de médailles.
Asticoter mon frère aîné fut ma manière de briser la fatalité familiale. Charles et moi ne voulions pas imiter la génération précédente : mon père était brouillé avec son frère, ils étaient même en procès à cause de la succession et en désaccord complet sur la gestion des Établissements de Cure du Béarn. Mes moqueries continues étaient ma façon tordue de dire « Charles, je t’aime », ça y est, c’est dit, je ne le répèterai jamais, une fois par vie suffit. Pontalis dit qu’entre deux frères peut exister de l’amour, de la haine ou de l’amitié, et parfois un mélange des trois : une passion destructrice. Sur une échelle du sentiment fraternel qui irait de l’inceste homosexuel au crime fratricide, je nous situerais au beau milieu, oscillant entre la fascination réciproque et l’indifférence feinte. J’ai très vite perdu la bagarre et compris que c’était plié : il aurait une vie structurée et moi chaotique. Mais nous étions unis dans l’adversité : dès qu’un intrus attaquait l’un des deux, l’autre était prêt à se faire tuer pour le défendre.
Charles était autoritaire mais protecteur. Et notre humour méchant, cruel, taquin, nous reliait, nos vannes incessantes, et je ne pouvais m’empêcher de rire quand il me traitait de « laquais » et m’ordonnait d’apporter « les mets » à table… Ou au restaurant, quand il interrogeait le maître d’hôtel : « votre camembert est-il bien fait ? », celui-ci répondant : « oui, je crois », Charles ordonnait : « Vous croyez ? Veuillez vérifier. » Ah, ce « veuillez » ! J’en rirai aux larmes jusqu’à ma mort.
J’ai grandi sous le joug de ce dictateur splendide, mais, Dieu merci, son totalitarisme était tempéré par l’autodérision. Il est né le même jour qu’Adolf Hitler, combien de fois le lui ai-je rappelé ! C’était, selon moi, la preuve que l’astrologie est une science exacte. Ma mère devait constamment s’interposer. Quand Chloë se plaint d’être fille unique, je lui dis : « Tu ne connais pas ta chance! » C’est ainsi dans toutes les familles, je n’en veux pas à mon frère. J’étais le suivant, il lui fallait me vaincre, écraser l’usurpateur, l’enfant surnuméraire, pour demeurer le grand Charles, et moi je devais lui résister pour faire accepter au monde ma singularité, mon indépendance, et devenir Frédéric. C’est ainsi que Charles a donné de la force à son petit frère.
Comment voulez-vous tuer le père quand il n’y en a pas à la maison ?
Restait le frère. Chacun s’y employa à sa façon."